dimanche 13 janvier 2013

Épilogue


Bien des années ont passé...
La crise, contrairement à ce que Candide avait imaginé – et surtout calculé, – a duré, longuement duré, très longuement duré, au point qu'il s'est imaginé que l'Europe, sa belle Europe, n'y survivrait jamais...
L'Europe telle qu'il l'avait connue, il est vrai, s'est effondrée : la Commission européenne n'est plus, le grand marché transatlantique n'est pas advenu, et l'adoption de l'anglais, dans chacun des pays qui la compose, n'a pas même été entrevu.
Les premiers temps, cela l'a fort gêné, car ce en quoi depuis le début, il avait cru, s'est érodé, avant de s'affaisser, et enfin de s'écrouler. L'euro en tant que monnaie unique, en effet, ou le dollar en tant que monnaie hégémonique, désormais, appartiennent au passé : ils ont subi l'épreuve de la réalité. Ils ont subi l'épreuve de la diversité des nations, en Europe, ainsi que de la richesse des civilisations, dans le monde. Et Candide, le bon Candide, n'a pu que l'observer : ses yeux se sont dessillés.
Il est vrai que depuis, il a perçu qu'au niveau d'un État, ou même d'une entreprise, le Français, anarchiste qu'il est, ne peut être dirigé comme un Japonais – il ne peut l'être non plus comme un Néerlandais, comme un Allemand ou comme un Anglais : il n'est pas qu'un homme, il est un homme particulier : il a sa spécificité.
La doctrine de l'homme universel, du reste, à laquelle il croyait, pour lui ainsi que pour les Européens, en ce jour, n'est plus même un souvenir : elle a été oubliée – et cela n'est pas sans incidence, il faut l'avouer, sur les travaux de ceux qui, analysant les années 1700 en Europe, désormais, n'y voient qu'un « siècle des Ténèbres ».
Toujours est-il que Candide, qui a vécu l'effondrement, a connu dans cette épreuve, dans cette singulière épreuve, ce que son éducation, ce que sa formation, et ce que les hiérarques de la nation, jusqu'alors, lui avaient interdit d'apprendre : l'Europe n'est pas une construction politique, c'est une civilisation.
Il est vrai que Candide, depuis vingt ans, s'est instruit individuellement : il a lu Renan, il sait ce qu'est une nation ; il a lu Spengler, il sait ce qu'est une civilisation ; il apprécie Braudel, et la longue durée ; et la philosophie, les sciences, l'art, dans son esprit, n'étant plus attachés avant tout à la modernité, ne sont plus cloisonnés comme ils l'avaient toujours été.
Il a compris que l'économie, qui est certes une discipline féconde, ne peut assujettir la politique ; il a compris que le rôle d'une politique est la réalisation d'un destin ; il a compris que ce destin est lié, conjointement, au caractère des populations qu'il soumet, et à l'esprit des civilisations qu'il ordonne.
« La France est ma nation, l'Europe est ma civilisation », dit-il d'ailleurs souvent, aujourd'hui, en ce XXIe siècle.
Ces mots, il les répète à ses trois enfants, qui ont respectivement quatorze, douze et neuf ans, et qu'ainsi que sa femme, Cunégonde, il chérit ; il leur rappelle souvent, au demeurant, l'ayant compris, ce fait qui maintenant, sur le continent, est devenu une évidence : la Première Guerre mondiale a éteint l'Europe, la seconde l'a mise sous tutelle ; deux civilisations étrangères, celles de la Russie et des États-Unis, se la sont en effet partagées, et elle n'y a pas résisté ; mais depuis, des années se sont écoulées, et les Européens se sont réveillés.
Candide, s'il est marié, aujourd'hui, ne vit nullement reclus, et pour la France et l'Europe, il continue d'œuvrer : en compagnie de plusieurs de ses amis, polytechniciens, énarques, ou même normaliens, depuis six mois, aux côtés d'ingénieurs, d'historiens, mais également d'ouvriers, il participe à des fouilles archéologiques, en Grèce, où ayant aidé à reconstruire le pays, que la crise a ravagé, il concourt à retrouver certaines de ses racines, qui sont aussi communes aux Allemands, aux Italiens, aux Espagnols, et d'une certaine manière aux Anglais.
Car Candide l'a compris : Il faut cultiver notre jardin.
Il faut cultiver notre jardin, car nos nations ont besoin d'individus, d'esprits, de caractères ; et il faut cultiver le jardin de notre civilisation, car la crise, au début de ce siècle, nous l'a enseigné :
Nous avons besoin non de l'Union européenne, mais de l'union des Européens.

Chapitre dixième

Comment Candide participa au sauvetage de l'Europe

« Le Parthénon !... C'est le Parthénon !... Je l'avais déjà vu en photo, à l'ENA, dans mon manuel de culture générale, mais en réalité, il est encore plus laid !... Il est affreux !... Il est repoussant !... Pouah !... Quel manque de modernité !... Car il ne contient pas de matériaux innovants !... Pas de béton cellulaire ! Pas de chanvribloc ! Pas de lamibois !... Et pas même de tuiles photovoltaïques, pour assurer la transition écologique ! Et puis... Oh ! c'est incroyable ! le toit n'est pas achevé !... et les ouvriers ont oublié de poser les vitres !... Quelle manque de sérieux professionnel !... Et dire que certains – encore des réactionnaires ! – osent comparer cela aux bâtiments de notre époque, à leurs prouesses, à leurs audaces, à leur caractère militant !... Mais Jean Nouvel, ce génie, n'aurait jamais commis des erreurs pareilles !...
« Non, vraiment, plus je regarde le Parthénon, et plus je me dis que malgré sa culture, César n'avait aucun goût pour l'architecture. »

Candide, en ce mois de mai 2010, avait regagné l'Europe, et plus précisément la Grèce, à Athènes, où son expertise était requise. Durant des semaines, à New York, l'idée avait couru dans son esprit : revoir l'Europe, s'en éblouir, y agir, y resplendir... Aussi était-il heureux, parfaitement heureux de voir que sa vie, le temps passant, rejoignait ses désirs.
Dernièrement, la plus grande réalisation de tous les temps, l'Union européenne, avait connu des évolutions, mais de bonnes évolutions, de grandes évolutions : des évolutions qui allaient dans le sens de l'histoire : car elles étaient modernes, innovantes, et surtout porteuses d'avenir ; en effet, grâce au Traité de Lisbonne, qui démocratiquement, très démocratiquement, avait été ratifié par les parlements du continent, l'Union s'était dotée de nouvelles institutions, des institutions sérieuses, dignes, et réellement humanistes : des institutions qui respectaient la monnaie unique ; il s'agissait, c'était une évidence, d'un nouveau pas en avant – c'était un pas en avant, bien sûr, vers la fédéralisation, cet antidote à la folie des nations.
Dans cette affaire, point de rupture : la Commission européenne, cette magnifique institution, n'avait nullement été modifiée, pas même amendée, et José Manuel Barroso, son président, que Candide admirait (car ce « penseur hors normes », en plus d'être extrêmement brillant, était parfaitement indépendant), était appelé à continuer son œuvre ; mais dorénavant, la plus belle, la plus grande, la plus parfaite des idées ayant jamais germé en Europe, l'Union européenne, aurait droit non seulement à un représentant pour les affaires étrangères, mais également à un président ! – Rendez-vous compte, c'était un véritable progrès ! cela marquerait l'histoire de l'humanité !
La première de ces deux personnes, chose excellente, était une femme : l'Union montrait ainsi, par ce geste, qu'elle n'était pas enfermée dans le passé : elle n'était pas figée, elle n'était pas sclérosée : elle jouait le jeu de la parité ; mais surtout, cette femme était de gauche, car elle avait longtemps soutenu Tony Blair (un homme que pour sa détermination, Candide admirait) ; si bien que notre homme, pour la baronne Ashton, s'était exalté – son expérience, du reste (elle avait été commissaire européen pour le commerce), parlait positivement pour elle ! Mais Candide, bien qu'il fût féministe (il avait lu tous les livres d'Isabelle Alonso et de Clémentine Autain – mais il avait préféré ceux de Caroline Fourest), avait manifesté plus d'enthousiasme, encore plus d'enthousiasme pour cette deuxième personne, Herman van Rompuy, qui le 1er janvier 2010, était devenu président du Conseil de l'Europe. Cet homme, en effet, était un véritable animal politique !... il était incroyablement charismatique !... par son allure, il respirait la grandeur !... et ce n'était pas pour rien, d'ailleurs, que son deuxième prénom était Achille !... Mais si Candide, le bon Candide, s'était enthousiasmé, et même transporté pour cet homme, c'était parce qu'au-delà des charges qui déjà, lui incombaient, il était artiste, et un artiste respecté, car il était engagé : il écrivait, et son écriture était passionnée. Trois semaines avant l'arrivée de Candide à Athènes, en effet, il avait publié un recueil de haïkus ; et chaque poème, chaque ligne, chaque mot qui le composait, avait subjugué notre homme, car il y avait là de la sincérité, de la convivialité, de la générosité : c'était l'ouvrage de la maturité. Dans son langage « sophistiqué », mais « sans prétention », il montrait « une sensibilité à fleur de peau ». Car comme l'avait noté Candide, cela n'était pas prise de tête ! Ce qui le rendait d'autant plus émouvant ! Mais ce qui comptait le plus, pour Candide, c'était d'y lire que son auteur, manifestement, était « ouvert sur le monde ». Après avoir rencontré Obama (chose pour laquelle Candide bien sûr – tout en le jalousant un peu, – l'admirait), ce dernier avait ainsi écrit :

Absent deux jours
un monde qui a changé
le verger en fleur... 

C'était absolument superbe ! Car cela respirait la tolérance ! Dans ces mots, en effet, il n'y avait pas de haine de l'autre : il n'y avait pas pas de racisme, et encore moins d'antisémitisme ; mais surtout, chez Herman van Rompuy, il y avait de l'Europe, et cela plaisait foncièrement à Candide. Ainsi de ce texte, qui évoquait une triade d'institutions européennes :

Trois vagues déferlent
abordant ensemble au port
le trio est rentré.

Candide avait pleuré en lisant ces mots...
« C'est beau, c'est incroyablement beau... » s'était-il dit d'ailleurs. « C'est presque aussi beau qu'une chanson de Calogero. »
En défendant l'Europe, bien sûr, cet homme prenait des risques, et cela plaisait à Candide, car il assumait ses prises de positions : il s'exposait à la répression, celle des eurosceptiques, qui menaçaient les régimes démocratiques ; mais Herman van Rompuy, avant tout, savait rester calme : il était zen, terriblement zen, et cela lui permettait, au quotidien, de supporter les adversaires de l'euro : il n'était « ni extravagant, ni fortement vaniteux, ni extrémiste » – il s'agissait, à n'en pas douter, d'un « véritable poète haïku ».

Candide, nous l'avons évoqué, avait débuté son travail en Grèce. Il était arrivé le 10 mai, en milieu de journée, et pour marquer le coup – car le moment était important, – il avait mis à jour son statut Facebook :
« Bien arrivé chez les gros », avait-il ainsi inscrit, lui qui avait noté que « Grèce » était un homonyme de « graisse » – Candide aimait beaucoup les jeux de mots intelligents, ceux qui « faisaient appel à l'esprit ».
Mais dès quatorze heures, professionnellement, très professionnellement, il s'était mis à l’œuvre : il était chargé de contrôler, du point de vue des dépenses, en Grèce, la « coordination des mesures d'austérité », mais également « d'émettre des recommandations », et de « suggérer des ajustements », afin « d'accommoder les objectifs du Mémorandum », au quotidien, et surtout, « d'augmenter l'efficacité de l'économie », pour « rembourser l'intégralité de la dette », et pour « retrouver la croissance ». En la matière, il secondait un homme, Spíros Chrematikós, qui était Grec, qui était né Grec, et qui avait grandi en Grèce, si bien qu'il connaissait ce pays. Au premier abord, cela avait gêné Candide, qui n'étant pas xénophobe, savait que les Grecs, au fond, étaient à peine capables de cueillir des olives. Mais Candide avait été heureux, extrêmement heureux de voir que Spíros, qui était « citoyen du monde », parlait anglais à la perfection, et qu'il mettait un point d'honneur, dans ses allocutions à la presse, y compris à Athènes, à parler dans cette langue, qui était la plus belle des langues, et qui bientôt, dans le monde qui était en train d'émerger, serait la langue de l'humanité. Il en avait été heureux, extrêmement heureux, car au quotidien, cela lui avait facilité la tâche : dans leurs rapports, il n'y avait pas d'ambiguïté : tout était fair, tout était clear, tout était balancé.
Et dès le 10 mai, complétant les travaux de leurs homologues, qui contrôlant la collecte de l'impôt, participaient au relèvement de la Grèce, Candide avait « œuvré à moderniser le pays ». Les structures de l’État, en effet, étaient archaïques, et créaient des distorsions économiques : le marché du travail y était trop rigide ; les salaires étaient trop élevés, et contribuaient au manque de compétitivité.
Il est vrai que jamais, dans cette contrée, malgré leur efficacité, qui avait été démontrée, les « méthodes de bonne gouvernance » n'avaient été appliquées : la Grèce avait été, jusqu'ici, le mauvais élève de l'Europe, et sa situation l'illustrait. Car depuis dix ans, dans ce pays, le laxisme régnait ! l’État dépensait sans compter ! les budgets n'étaient pas équilibrés ! En outre, la Grèce avait triché ! Elle avait maquillé sa comptabilité, et personne ne le savait ! Mais surtout, les chiffres économiques le montraient, les Grecs étaient fainéants par nature ! Et ce n'était pas raciste de le dire, car les Grecs, en grande majorité, étaient blancs, et de confession chrétienne.
Quoi qu'il en soit, il fallait forcément, dans ce pays – Candide l'avait perçu, – appliquer une thérapie de choc, car ainsi que l'avait montré l'exemple de la Russie, dans les années 90, c'était la seule manière de s'en sortir : il n'y avait pas d'autre alternative : la Grèce avait besoin d'un choc de compétitivité, pour rallumer les moteurs de la croissance, et ainsi relancer la machine économique ; ainsi Candide travaillait-il, de son côté, à faire chuter les dépenses dans la défense, dans la santé, dans l'éducation, et dans tous les domaines dans lesquels, au cours des années passées, l’État s'était attribué des responsabilités qui manifestement, auraient dû être confiées au marché.

Candide, en premier lieu, s'était focusé sur la défense. Il avait été outré d'apprendre qu'au XXIe siècle, après Dachau et Auschwitz, alors que l'Union européenne (et certainement pas l'existence de l'arme nucléaire), depuis un demi-siècle, avait garanti la paix en Europe, qu'en termes de budget, plus de 4 % du PIB, en Grèce, était consacré à la défense ! 4 %, rendez-vous compte ! c'était une pure folie ! Mais surtout, c'était une aberration économique ! car cela conduisait à ne pas respecter le théorème d'équivalence de Ricardo ! Toutefois, semblait-il, ses supérieurs, dans le domaine, n'entendaient exiger, au-delà ce qui à l'occasion du Mémorandum, avait été décidé, que des coupes minimes, et cela le surprenait. Aussi avait-il interrogé Spíros, qu'il secondait, dès le mardi 11 mai :
« Mais... Monsieur Chrematikós, je ne comprends pas !... La guerre est pourtant... une chose du passé !... Grâce à l'économie et à ses progrès, elle ne peut plus exister !... Elle est momifiée !... Elle appartient à l'enfance de l'humanité !... Non, je ne comprends pas, absolument pas, car en supprimant ces budgets, nous pourrions retourner à l'équilibre !... et ainsi retrouver la prospérité !... Dès lors... pourquoi ne le faisons-nous pas ?...
– Eh bien... d'une certaine manière, tu as raison, Candide : grâce à l'extension de la démocratie, qui est inévitable, car elle découle de l'augmentation du PIB, qui est une nécessité, les guerres disparaîtront, c'est une certitude. Mais il y a encore, aujourd'hui dans le monde, des dictatures féroces, qui oppriment leur peuple, et qui ne tiennent qu'en désignant des boucs émissaires. Candide, tu as bien étudié cela, jadis, quant tu étais à l'ENA ?...
– Bien sûr ! s'était exclamé Candide. Je connais tous les États-voyous !
– Et quel est le pire d'entre eux ?
– Mais c'est une évidence ! c'est l'Iran ! car il entend rayer Israël de la carte !
– Exactement, Candide ! Et quel est l’État qui, d'un point de vue géographique, en Europe, est le plus proche de l'Iran ?
– L'Espagne !
– Euh... non, pas vraiment, Candide : l'Iran est à l'Est de l'Europe...
– Oh, je suis désolé !... Je n'avais pas révisé !... »
S'il avait su qu'avant de se rendre en Grèce, il lui faudrait connaître sa géographie, il aurait retravaillé ses cours de l'ENA !... Mais on ne le lui avait pas demandé !... – Vraiment, Candide jouait de malchance !...
Toutefois, lui qui n'était pas figé, qui acceptait la modernité, et qui était donc un battant, car il en voulait vraiment, il s'était immédiatement relancé, et il avait avancé un nouveau nom :
« Dans ce cas, le pays européen le proche de l'Iran... doit être... la Turquie !...
– Cette fois, tu n'est pas loin, Candide !... Car il est vrai que les négociations d'adhésion à l'Europe, pour la Turquie, vont bon train ! Bientôt, elle fera partie de l'Union ! Et tous les racistes devront l'accepter !... Mais... une fois de plus, ce n'est pas la réponse que j'attendais... Vois-tu, Candide, le pays européen le proche de l'Iran... est... la Grèce !... »
Candide, soudain, avait été éclairé par cette révélation : il en avait écarquillé les yeux. Car si un tel État, l'Iran, venait à se doter de l'arme nucléaire (ce qu'il cherchait à faire, forcément, et ce à quoi il parviendrait, sans aucun doute, de façon imminente – les rapports internationaux, qui étaient impartiaux, étaient très clairs sur le sujet), il faudrait bien sûr, pour le bien-être de l'humanité, l'attaquer de manière de préventive, mais également, au cas où, face au danger que posait cet État-voyou, être capable de se défendre. – D'où la nécessité, en Grèce, d'un armement conséquent, et d'un budget qui y correspondait !
Candide avait compris que les contrats qui depuis des années, liaient la Grèce aux États-Unis, à l'Allemagne ou à la France, étaient irrévocables, et que si le budget de l'armée, d'une quelconque manière, devait être impacté, on ne pouvait agir que sur les hommes, et non sur le matériel. Ainsi fut-il décidé que le salaire des soldats du rang, en opérations extérieures, serait amputé de 20 %, et celui de l'ensemble des soldats de métier, sur le sol grec, de 30 %, ce qui permettrait de ramener la part du budget de l'armée, dans le pays, de 4 % à 3,7 % du PIB. C'était un véritable progrès !

Pendant ce temps, comme il était clair, absolument clair que la Grèce, pour tenir ses promesses, avait besoin d'argent, on pointa de nouveau du doigt ce qui, dans l'économie, générait des frictions, rapportait peu à l’État, et serait amélioré, la théorie le prouvait, en rendant le secteur concurrentiel. Dès lors, on fit venir un commissaire européen, par l'entremise duquel on vendit, pour 100 millions d'euros, une entreprise publique qui valait 1 milliard, et tout le monde se félicita de ce qu'ainsi, on avait aidé à résorber la dette.

Candide, qui aimait agir, et œuvrer au bien-être de l'humanité, à Athènes, était singulièrement servi : car après l'armée, il s'était attaqué à la santé. Ainsi qu'en France, en Grèce, la Sécurité sociale (ou du moins les multiples institutions qui là-bas, sous la tutelle de l’État, en étaient l'équivalent), était déficitaire, largement déficitaire, et le retour à l'équilibre du budget, dans ce pays, passait par conséquent, forcément, par la contraction des dépenses.
Candide, bien sûr, n'était pas favorable à ces systèmes étatisés, car par leur constitution, par leur esprit, ils rappelaient les idées de Pol Pot ; aussi aurait-il volontiers suggéré, s'il l'avait pu, de s'en séparer, car ce système, c'était une évidence, conduisait tout droit au génocide. Mais la population, semblait-il, était attachée à ses privilèges : elle était crispée : elle était coincée : elle était engluée dans son immobilisme ; si bien qu'étant sérieux, et surtout pragmatique, Candide, qui savait que pour faire le bien sur terre, il fallait faire de la pédagogie, au préalable, pour faire valoir ses arguments, et surtout pour les appuyer, avait accepté d'examiner les comptes de cette institution, qui était si ancienne, si démodée, si contraire aux principes de la modernité.
Il avait notamment appris, dans un rapport parlementaire, que la moitié des médicaments remboursés, au mieux, ne soignaient pas, et au pire, étaient néfastes pour la santé ; et dans un premier temps, il s'était confié que certes, du point de vue des laboratoires, cela était souhaitable, car cela maximisait leur utilité ; mais du point de vue d'une institution étatique, cela générait une perte de bénéfice social ! Et l'efficacité du système de santé, ainsi, en était diminuée ! Car cette situation n'était pas Pareto-optimale ! – On sentait que ces services, clairement, n'étaient pas gérés par des économistes !
Toujours est-il que Candide, qui était fier, et même très fier d'avoir identifié ce problème, en avait fait part à Spíros, son supérieur : il lui avait expliqué que chaque année, en déremboursant ces médicaments, 3 milliards d'euros pourraient être économisés. Mais Spíros, le bon Spíros, qui connaissait son métier, lui avait rétorqué :
« Ton raisonnement est intelligent, Candide, et je comprends pourquoi sans hésiter, on t'a proposé de venir travailler à mes côtés. Mais vois-tu, derrière ces 3 milliards d'euros, en Europe et aux États-Unis, il y a des milliers d'emplois à la clé ! Il serait donc dangereux de couper dans ces budgets ! Car cela pourrait... faire augmenter le chômage... Et cela pourrait ainsi... à terme... favoriser la montée du fascisme... »
« Mon Dieu !... Ce serait affreux !... » s'était alors confié Candide, stupéfait, et surtout effrayé qu'en Europe, après avoir connu la pire des horreurs de l'humanité, la Shoah, on pût en arriver là.
Et s'arrêtant pour réfléchir, un instant, il s'était rappelé qu'en effet, particulièrement en France, en cette période de crise, certains parlaient de frontières, de nation, et même parfois de souveraineté... – Ce qui montrait à quel point les nostalgiques du IIIe Reich, ce jour encore, avaient pignon sur rue !
Le discours de Spíros, ainsi, l'avait convaincu, et après réflexion, après mûre réflexion, tous furent convenus que dans ce domaine, la santé, les ajustements à opérer, forcément, seraient réalisés sur la masse salariale, en diminuant le traitement des médecins, des aides soignants et des infirmiers, ce qui permettrait de diminuer les dépenses de l’État, relativement au PIB, de 0,20 %. C'était un véritable progrès !

Pendant ce temps, comme il était clair, absolument clair que la Grèce, pour tenir ses promesses, avait besoin d'argent, on pointa de nouveau du doigt ce qui, dans l'économie, générait des frictions, rapportait peu à l’État, et serait amélioré, la théorie le prouvait, en rendant le secteur concurrentiel. Dès lors, on fit venir un commissaire européen, par l'entremise duquel on vendit, pour 200 millions d'euros, une entreprise publique qui valait 2 milliards, et tout le monde se félicita de ce qu'ainsi, on avait aidé à résorber la dette.

Candide, après l'armée et la santé, n'en avait toutefois pas terminé : il lui restait l'éducation, domaine qui lui était cher, car c'était par l'éducation, il le savait, qu'on « changeait les mentalités », qu'on « luttait contre les vieux clichés », et qu'on « apprenait à se respecter ».
En France, il en était heureux, désormais, en cours, on apprenait à accepter l'homosexualité, à ne pas être raciste, et à trier ses déchets, ce qui était le rôle fondamental de l'école. Mais puisqu'il était appelé, en ces jours, à auditer le système scolaire en Grèce, il avait reviewé sur ce qui en la matière, manquait d'efficiency, et pouvait être imprové ; car il fallait faire du cost-cutting, et dans ses reportings, Candide, qui était plutôt forward-looking, ne pouvait se permettre de laisser cette action pending. Aussi avait-il été choqué, extrêmement choqué, lui qui savait que par définition, l'homme est partout le même, d'apprendre que dans ce pays, en matière d'éducation, l’Église avait conservé sa mainmise !
« Quelle horreur ! s'était-il dit ainsi. C'est de l'embrigadement ! C'est de la manipulation ! C'est un complot de la réaction ! Ce n'est pas de la sorte, en effet, que l'on forme des citoyens du monde ! Car en croyant en Dieu, les Grecs sont repliés sur eux ! Ils sont frileux ! Ils sont grincheux ! Et surtout, ils faussent les résultats de la macroéconomie, en oubliant de maximiser leur utilité !... »
Cette pensée, cette horrible pensée, avait traversé l'esprit de Candide, et lui avait glacé le sang.
Mais cela n'avait pas duré ; car lui qui aimait les chiffres, immédiatement, il s'était plongé dans les faits, c'est-à-dire dans les statistiques, qui disent toujours la vérité, en particulier au sujet du chômage et de la criminalité. Naturellement, il y avait observé que le niveau, d'année en année, continuait de progresser, car les moyennes des élèves, dans les deux dernières années du Dimotiko – l'équivalent du primaire, en Grèce, continuaient d'augmenter. Et pour lui, l'observation n'était pas surprenante ! Car il en était conscient, parfaitement conscient : dans l'histoire de l'humanité, le progrès était inévitable ! il se poursuivait ! Mais lui qui était scientifique, et qui savait mener des raisonnements logiques, il avait compris que cet état de fait, ce progrès, n'était pas étranger aux développements de la technique  : comme tous les spécialistes l'avaient expliqué, cela était lié à l'introduction, à l'école, des « nouvelles technologies », qui « changeaient le rapport de l'enfant à l'éducation », en le rendant « plus libre », « plus curieux », « plus ouvert sur le monde » dorénavant, il était « le créateur de son propre savoir ».
Candide jugeait que malheureusement, en termes d'éducation, les réformes avaient été timorées, qu'elles n'étaient pas allées assez loin, car ainsi qu'en France, en Grèce, on avait maintenu « l'archaïsme du redoublement », qui en plus d'engendrer des surcoûts, dans la gestion des élèves, « les enfermait dans la spirale de l'échec » ; mais grâce aux nouvelles technologies, tout de même, la situation s'était améliorée ! Dans les dernières années, par exemple, les TBI (ou tableaux blancs interactifs) avaient été « plébiscités par les élèves », car branchés sur un ordinateur, ils permettaient d'avoir un cours animé, et non figé, voire sclérosé, c'est-à-dire odieusement stéréotypé ; mais s'il était une innovation qui ces derniers temps, à l'école, avait touché Candide, et l'avait foncièrement touché, au point de l'exalter, c'était celle-ci : apprendre à parler anglais en twittant. Il s'était d'ailleurs dit, en y songeant :
« Mais c'est génial ! C'est absolument génial ! Car cela répond aux vrais besoins du monde contemporain ! »
En effet, les élèves, dans certaines « classes expérimentales », des « twitclasses », où l'on n'était pas « obsédé par les méthodes archaïques », apprenaient tout en s'amusant. Ils acquéraient ainsi « un nouveau regard sur l'humanité », c'est-à-dire un regard tolérant, un regard apaisé, un regard dépourvu de tout préjugé. Et dans la mesure où la Troïka, à Athènes, était bien accueillie par les autorités, Candide avait eu le loisir, un jeudi, dans la ville de Platon, de Solon et de Périclès, d'assister à un de ces cours.
« Hello pupils! » avait entamé le professeur. « Today, we have a special guest; his name is Candide, and he's a citizen of the world: he loves black people, Muslims, Jews, and above all the United States of America. Then, will you please welcome him as he deserves it? 
Mr. Candide, you're welcome! And we all hope you'll have some good time with us, since we're all friends, we love foreigners, and we think that those who don't, the racists, should be decapitated », avaient alors répondu les élèves en chœur.
Mais la twitclasse n'avait débuté qu'ensuite : le professeur, plutôt que de sortir une craie, un cahier ou un livre, solennellement, avait fait démarrer son ordinateur ; et branché à Internet, il s'était connecté au compte de la classe, sur Twitter, où il avait ses habitudes.
« Pupils! Given that we have Candide with us, today, I suggest that we write something in his honour! », avait alors déclaré le professeur, dont la modernité étonnait Candide. Tous les élèves s'étaient alors réjouis, ce qui montrait que positivement, il savait les manager : il faisait appel à leur créativité ; le petit Dimitris, ainsi, avait proposé d'inscrire : « Mr Candide is a chance for us » ; la petite Aleksia, quant à elle, avait suggéré : « He's a real human being: he knows we're all the same » ; et cela avait réchauffé le cœur de Candide. Mais au fond de la classe, plusieurs se taisaient ; ils rechignaient à participer ; et l'un d'entre eux pleurait, ce qui avait attiré l'attention de notre homme.
« Why do you cry, little boy?... » lui avait-il alors demandé, malheureux qu'il était de voir tomber ses larmes.
Et l'enfant avait répondu :
« Because... due to the crisis... both of my parents... lost their job, and... »
Mais l'enseignant, froidement, l'avait interrompu : d'un air dédaigneux, s'adressant à Candide, il avait déclaré, avant de se retourner pour twitter :
« Don't pay attention to him... he's dull... »
La réaction avait surpris Candide, lui qui considérait les enfants, bien sûr, comme les êtres les plus doux, les plus calmes, les plus intelligents qui fussent, si bien que notre homme, n'écoutant que son cœur, avait ignoré la recommandation du professeur ; il avait demandé à l'élève, ainsi, de poursuivre ses propos, et l'enseignant, qui ne pouvait contredire un membre de la Troïka, avait dû le laisser faire :
« Go on, please go on, little boy... We adults have to learn from children...
Well... my parents lost their job... they were workers... in a factory... and my father knows... they've been replaced by illegal aliens... who work... for half as much... or even less... and... »
Les mots de l'enfant, qui tremblait, étaient toujours arrosés de larmes, mais le professeur, excédé, avait fini par l'interrompre :
« You little racist! I already told you, yesterday, not to do it again, and you did! You did, little racist, in the presence of Candide! Can you imagine how badly you reflect on Greece? Now get out! Forever! You waste my time! »
Les mots de l'enfant, également, avaient effrayé Candide, qui savait que face au racisme, il fallait être vigilant. Si bien qu'à l'imitation de l'enseignant, ainsi que de la majorité des élèves, le jeune enfant se levant, lentement, et rejoignant la porte en pleurant, il avait hurlé dans sa direction :
« Booooooooooooo!... Booooooooooooo!... You nazi!... You don't even support green energy!... »
Candide avait approuvé, fervemment approuvé la décision du professeur, car dans ces situations, il le savait, il fallait faire preuve de fermeté ; et heureux que la bête immonde, ce jour, eût été chassée du sanctuaire qu'était l'école, dans son cœur, il s'était félicité de noter qu'en Europe, aujourd'hui encore, la tolérance était partagée par le plus grand nombre.
Le cours avait d'ailleurs repris, sous le signe de « l'ouverture », du « respect », et de « l'acceptation des autres cultures » ; et il s'était parfaitement terminé : après deux heures d'une rare intensité, le professeur, qui avait bien travaillé, avait posté en définitive, sur Twitter, pas moins de deux messages, respectivement de 109 et de 117 caractères. Et les élèves, de la sorte, avaient particulièrement progressé.
Mais s'il s'était réjoui, c'était aussi pour ce fait, qui démontrait que l'éducation n'était plus crispée, qu'elle était branchée, qu'elle suivait l'actualité : en classe, au surplus d'un ordinateur, le professeur utilisait un iPad.
L'iPad, cette « merveille de technologie », qui « renouvelait notre approche du numérique », en « faisant de nous des acteurs du monde de demain », était sorti le mois précédent, en avril, et déjà, il avait commencé à s'immiscer dans les écoles – car à n'en pas douter, il s'agissait d'un outil indispensable pour apprendre ! Le ministère de l'éducation, en Grèce, immédiatement, avait passé commande de 100 000 exemplaires, et cela avait beaucoup plu aux syndicats d'enseignants, qui depuis tant d'années, « réclamaient des moyens ».
Candide, qui était appelé à statuer sur les économies à faire, dans le domaine, afin de ramener le budget de l’État à l'équilibre, avait naturellement considéré que cet investissement, qui était primordial, ne pouvait être diminué : on ne pouvait limiter l'achat d'iPads, de tableaux blancs interactifs, ou encore de bureaux numériques, car c'était un investissement dans le capital humain ; en effet, ces technologies, dans le futur, feraient croître le PIB, car elles augmentaient la valeur marchande des futurs diplômés, si bien que « par humanité », on ne pouvait mettre les enfants à l'écart de la modernité.
Les économies qu'il était nécessaire de faire, dès lors, se reportèrent sur les salaires, et cela permit à l’État, ainsi, d'économiser dans son budget, 0,4 % du PIB. C'était un véritable progrès !

Pendant ce temps, comme il était clair, absolument clair que la Grèce, pour tenir ses promesses, avait besoin d'argent, on pointa de nouveau du doigt ce qui, dans l'économie, générait des frictions, rapportait peu à l’État, et serait amélioré, la théorie le prouvait, en rendant le secteur concurrentiel. Dès lors, on fit venir un commissaire européen, par l'entremise duquel on vendit, pour 300 millions d'euros, une entreprise publique qui valait 3 milliards, et tout le monde se félicita de ce qu'ainsi, on avait aidé à résorber la dette.

Comme l'Allemagne l'avait fait remarquer, néanmoins, « les Grecs traînaient des pieds » : ils « rechignaient à réformer » : ils « mettaient de la mauvaise volonté » ; et si certains rêveurs, des indignés, sur la place Syntagma ou ailleurs, avaient commencé à manifester, pour critiquer la cure d'austérité, qui était pourtant nécessaire, absolument nécessaire, pour restaurer la profitabilité des entreprises, sur les marchés, qui ne se trompaient jamais, et qui rappelaient tout le monde à la réalité, les choses étaient plus agitées, et certains s'en effrayaient...
En effet, même si indubitablement, la crise était « derrière nous », la notation des États, avec le temps, se dégradait, en particulier chez les « PIGS », ces pays du Sud qui inconscients qu'ils étaient, avaient trop dépensé, et n'avaient pas maîtrisé leur budget. La Grèce, temporairement, avait été sauvée : elle avait été « sauvée par toute l'Europe », et ç'avait été « un grand succès » ; car à plusieurs reprises, bien des États européens, et notamment l'Allemagne et la France, « par solidarité », « de façon parfaitement désintéressée », s'étaient « portés à son secours » – l'Europe était maintenant « à son chevet », elle « la veillait », en attendant le retour de la prospérité ; mais en octobre de la même année, déjà, deux agences de notation avaient relégué la dette de la Grèce, sans discussion, au rang « d'investissement spéculatif » ; celles du Portugal et de l'Irlande, parallèlement, avaient entamé leur chute ; et celle de l'Italie, mais surtout de l'Espagne, allaient bientôt souffrir de même. Quant à la France, malgré ses errances, elle « conservait son triple A », un triple A « assorti d'une perspective stable », ce qui montrait que sa dette, c'était une évidence, était particulièrement sûre ; pourtant, Candide le savait, il n'y avait pas de temps à perdre ! il fallait réformer, afin de restaurer la compétitivité ! Et il fallait avant tout, bien sûr, moderniser le marché du travail, en y apportant de la flexibilité, en en supprimant les rigidités, car pour permettre le retour de la croissance, il fallait laisser s'exprimer les forces du marché.
– Quoi qu'il en soit, Candide aimait beaucoup ce principe, noter les États, et les noter avec des lettres, A, B, C ou D, ainsi qu'on le faisait à l'école, dans le plus beau pays du monde, aux États-Unis ; et lui qui était partisan, en particulier en France, de supprimer les notes dans l'enseignement (car cela « choquait les élèves », et cela « perturbait leur développement », en « les empêchant d'être vraiment eux-mêmes »), il trouvait que pour gérer le budget d'un État, cela était « une bonne chose », que cela était « vertueux », et même « stimulant », car cela « incitait à faire partie des meilleurs ».

Mais comme la crise, naturellement, n'existait que sur les marchés – les statistiques l'illustraient d'ailleurs : depuis 2007, l'augmentation du chômage avait été minime, – et que Candide, qui était économiste, savait que les issues étant addressées, et les process étant fine-tunés, il n'y avait plus à être overstressé, il s'était mis à batifoler, tranquillement, dans les rues d'Athènes, mais également dans les îles environnantes, en particulier Eubée, Andros et Tinos, qu'il avait visitées, et où il s'était ressourcé. Il y avait apporté, naturellement, son iPhone 4, qui était si différent, car il tranchait avec les modèles précédents – mais étant en Grèce, malheureusement pour lui, il l'avait acquis difficilement...
En effet, cette « pépite des téléphones », qui « modifiait notre rapport à l'espèce humaine », en le rendant plus intuitif, plus ludique, plus généreux, était sortie le 24 juin de cette année, dans le plus beau des pays du monde, aux États-Unis ; mais en Grèce, rendez-vous compte, il avait fallu attendre une semaine pour l'avoir !... Une semaine !... Et pour Candide, attendre une semaine, cela avait été plus qu'une épreuve : cela avait été l'enfer... On lui avait garanti, oui, garanti que le 24 juin, le téléphone serait en boutique, et il y avait cru ; et il en avait été déçu, car il avait été trompé, et cela l’avait écœuré. – Cela l’avait d'autant plus écœuré qu'à ce moment de l'année, il était occupé : sa mission venait de débuter : il était réquisitionné ; et posséder le nouvel iPhone, pour lui, eût été synonyme de liberté : grâce à ce dernier, il se serait évadé.
Mais durant une semaine, oui, une semaine entière, il n'avait pu en profiter : il avait dû patienter ; il aurait bien tenté, voyant le temps passer, de commander l'appareil sur Internet, et de se le faire livrer, mais chaque jour, appelant l'Apple Store non loin duquel à Athènes, il travaillait, on lui avait certifié que le jour d'après, l'iPhone serait arrivé, et plusieurs fois d'affilée, cela s'était révélé être erroné. Et pour ne rien arranger, ses amis, qui contrairement à lui, avaient été prévoyants, et qui ainsi, avaient déjà l'appareil en leur possession, avaient commencé à le narguer, sur Facebook, sur Twitter et ailleurs, en lui rappelant que téléphoner avec un iPhone 3, c'était vraiment « être un homme préhistorique » !
Candide, comme par réflexe, avait cessé de consulter ces sites, où les messages infamants à son égard, à un rythme ahurissant, s'amoncelaient – des messages qui lorsqu'il les avait consultés, l'avaient écrasé :
« Candide a un iPhone de vieux : il est dépassé par les événements. »
« Candide n'a qu'un bouton de volume sur son iPhone. »
« Candide ne peut même pas choisir son fond d'écran. »
« Les femmes se rient de l'objet de Candide, car il a une toute petite résolution. »
Pendant une semaine, il fut au fond du trou : il en tremblait ; ses nuits en étaient perturbées ;  et il en avait même des difficultés à s'alimenter, au point que dans la journée, de manière répétée, la tête lui tournait, et qu'il en pâlissait. Pour lui, la vie avait perdu toute saveur, et même son travail, qui le passionnait, ne parvenait plus à l'enthousiasmer.
Cela dura un jour, cela dura deux jours, cela dura sept jours, sept jours d'une épreuve qui pour lui, fut l'une des plus pénibles de toute sa vie ; mais après une semaine, une longue semaine où difficilement, il avait patienté, il avait enfin été contenté ; il s'en était extasié ; dès que dans l'Apple Store, il avait saisi l'appareil que le vendeur, avec douceur, lui avait tendu, la magie s'était réveillée en lui, celle de cette si belle marque, Apple, qui concevait des produits « vraiment humains », des produits intelligents, des produits brillants, des produits innovants, mais surtout des produits faits pour durer, car jusqu'à la sortie de l'iPhone 4S, trois mois et demi après, jamais il ne s'en séparerait.
Quoi qu'il en soit, six heures durant, il avait testé les nouvelles fonctionnalités, et la rapidité de l'appareil, ainsi que sa légèreté, l'avaient impressionné : ce téléphone, à n'en pas douter, apportait quelque chose à l'humanité ; mais se souvenant de cette rude épreuve, de cette attente, de cet enfer qu'une semaine durant, on lui avait imposé, il n'avait pas manqué se confier, ulcéré :
« Une semaine pour avoir mon iPhone !... Une semaine !... Vraiment, la Grèce est un pays de ploucs !... »

Le temps avait passé, et lui qui les mois filant, à Athènes, avait poursuivi son travail, sans folie, sans heurt, sa vie avait été perturbée, à la fin de l'année, par des événements que de longue date, il attendait, et qu'il voyait enfin se réaliser : il s'était passionné pour ce qui, à compter du mois de décembre, avait agité le Sud et l'Est de la Méditerranée. – Candide s'était passionné, et même exalté pour le Printemps arabe.
Le 17 décembre 2010, un jeune infortuné, Mohamed Bouazizi, en s'immolant par le feu, en Tunisie, dans le centre du pays, avait lancé dans le pays, sans le vouloir, un mouvement de contestation, un mouvement que tous les Tunisiens, et absolument pas seulement les médias français, avaient nommé « Révolution de jasmin ».
Candide, lui qui depuis Athènes, avait suivi les événements, s'était tout de suite enthousiasmé :
« C'est formidable ! » s'était-il dit alors. « Ces jeunes, tous, absolument tous, réclament la démocratie, les droits de l'homme et le mariage homosexuel ! Ils sont modernes ! Ils ont compris le sens de l'histoire ! »
En effet, l'homme étant partout le même, par définition, toutes les populations, partout dans le monde, quelle que fussent leurs conditions, quelles que fussent leurs croyances, ne pouvaient qu'aspirer aux libertés dont Candide, en Europe, profitait, et celles auxquelles, lui qui était en phase avec son temps, il aspirait.
Malheureusement pour lui, certaines personnes en Europe, et notamment en France, doutaient de ce que les mouvements qui agitaient déjà ce pays, la Tunisie, et qui bientôt, s'étendraient aux pays qui l'entouraient, in fine, aboutissent à un régime à l'occidentale.
« Ce sont des islamophobes ! » avait songé Candide, qui détestait les religions. « Ce sont des islamophobes, et surtout des racistes ! Ne savent-ils pas que tout le monde, sur terre, a le droit à la démocratie ? Car chacun, homme ou femme, homosexuel ou hétérosexuel, bisexuel ou transgenre, devrait pouvoir vivre sa vie normalement, et ainsi maximiser son utilité ! »
Candide savait que ces critiques, ces dérapages, bien sûr, émanaient de la droite, car ils procédaient par amalgame, en propageant des stéréotypes racistes, et ce n'était pas pour rien que le pouvoir, en France, qui ces dernier temps, s'était terriblement droitisé (Candide avait été outré, en particulier, par les déclarations de Nicolas Sarkozy au sujet des « Roms », et par les expulsions qui s'en étaient suivies, qu'il avait qualifiées de « rafles », car elles « rappelaient le régime de Vichy », mais également par le débat sur l'identité nationale, qui avait été « une honte pour la France », car cela avait « fait le jeu du Front national »), et ce n'était pas pour rien que le pouvoir, en France, continuait à soutenir les dictateurs, en restant sourd aux désirs de démocratie.

Notre homme, d'où il était, ne pouvait facilement s'engager, mais moralement, il soutenait les révolutionnaires. Aussi Candide, lui qui depuis un mois, à Athènes, pratiquait la gym suédoise (car il était un véritable européen), dorénavant, à toutes les séances, pendant qu'il étirait ses bras, ses jambes, son torse, répétait dans sa tête, avec une joie immense :
« Et un pour la liberté !...
« Et deux pour la laïcité !...
« Et trois pour la concurrence libre et non faussée !... »
De tout son cœur, il soutenait ceux qui, en Tunisie, combattaient face à Ben Ali : il soutenait ce grand élan pour la liberté ; et il le soutenait d'autant plus qu'il le savait, dans cette affaire, Allah n'y était pour rien, strictement pour rien ! Et l'histoire le prouvait ! Car les Tunisiens, l'homme étant partout le même, étant identiques aux Français, et les Français, en 1789, n'ayant nullement été influencés, dans leur révolution, par la religion, il ne pouvait qu'en être de même, aujourd'hui, en Tunisie, où bientôt, contraint et forcé, l'Islam disparaîtrait, et les droits de l'homme régneraient, pour l'éternité.
Lui qui depuis le début, s'était tenu informé, et sérieusement informé, car sans discontinuer, il avait suivi les sources d'information les plus fiables (il lisait tous les jours Libération et Le Monde), il avait compris que ce mouvement, bientôt, toucherait tous les pays du monde ; mais il avait voulu savoir pourquoi, précisément à cet instant, précisément dans ce pays, des révoltes avaient débuté ; si bien que sans attendre, lui qui par les questions liées à la liberté, était passionné, il avait consulté son bon maître, le professeur Gloss, qui connaissait vraiment le sujet.
Pour échanger, ils avaient chatté sur Facebook, car ce service était convivial ; et leur discussion avait eu cette allure :

Candide 10:45pm
Bonjour, professeur Gloss.
Professeur Gloss 10:45pm
Bonjour Candide, comment vas-tu ?
Candide 10:45pm
Mon maître, mon bon maître, je vais excellemment.
Professeur Gloss 10:45pm
Excellemment, dis-tu ?
Candide 10:46pm
Oui, excellemment, car j'observe à quel point ce que par le passé, vous m'avez enseigné, est en train se réaliser : les peuples aspirent à la démocratie !... Tous, absolument tous, ils réclament la liberté !... Ils ne veulent plus être bâillonnés !... Ils ne veulent plus être étouffés !... Mais... je me demandais, mon bon maître...
Professeur Gloss 10:46pm
Oui, Candide ?
Candide 10:46pm
Eh bien... je me demandais... pour quelle raison... ces mouvements se déroulent aujourd'hui, et précisément dans ce pays...
Professeur Gloss 10:46pm
Mais... mais c'est pourtant évident, Candide ! Le professeur Pan ne te l'a-t-il pas expliqué, longuement expliqué durant ses cours, à l’École polytechnique ?
Candide 10:47pm
Je... euh...

Candide était gêné, foncièrement gêné par cette remarque, car elle illustrait que semblait-il, il n'avait pas parfaitement retenu les cours de ses maîtres.
Et réfléchissant un instant, il avait hasardé cette hypothèse, qui lui avait semblé solide, car elle était conforme à ce qu'il avait appris :

Candide 10:47pm
Vous... voulez dire... que... ce serait... pour des raisons économiques ?...
Professeur Gloss 10:48pm
Mais bien évidemment, Candide ! Car vois-tu, en Tunisie en particulier, l’État, jusqu'ici, ayant suivi les recommandations du FMI, de l'OMC, de la Banque mondiale et de toutes les institutions sérieuses, qui font le bien des peuples, en leur apportant la prospérité, le PIB s'est développé, et les hommes, désormais, veulent être libres de pouvoir acheter le téléphone de leur choix, mais également...
Candide 10:48pm
Le téléphone de leur choix ?... même l'iPhone 4 ?... Mais c'est formidable !...
Professeur Gloss 10:48pm
Oui, Candide ! Même l'iPhone 4 !... Mais je disais donc : les hommes, désormais, veulent être libres de pouvoir acheter le téléphone de leur choix, mais également leur tablette numérique, leur navigateur GPS, ou encore leur téléviseur 3D, si bien qu'ayant des revendications économiques, ils ont naturellement des revendications politiques, et par conséquent, naturellement, ils aspirent à changer de régime, c'est-à-dire à instaurer, dans leur pays, le meilleur des régimes qui soit : la démocratie. – Il en a toujours été ainsi dans l'histoire, et il en sera toujours ainsi, car par définition, l'homme est partout le même.
Candide 10:49pm
Oh, mon maître, mon bon maître, je vous remercie vraiment de cet éclairage ! Sans vous, je ne serais rien ! Car je ne pourrais comprendre, derrière les événements du monde, la raison dans l'histoire !

Cette dernière expression, il s'en souvenait, avait été inventée par un philosophe, un grand philosophe, un philosophe qui naturellement, avait marqué l'histoire de l'humanité, et pour lequel Candide avait beaucoup de respect – Candide aimait beaucoup Christophe Barbier.

Toujours est-il que Candide, ainsi, avait parfaitement compris pourquoi, en Tunisie en particulier, le peuple se révoltait. Il se révolta fort, d'ailleurs, et il se révolta si fort qu'en janvier, moins d'un mois après le début des hostilités, Ben Ali fut renversé.
Mais s'il avait été renversé, et surtout pacifiquement renversé, c'était grâce à un outil pour lequel Candide, dès sa création, s'était passionné – c'était grâce à Facebook ! À tel point que la révolution tunisienne, cette « révolution de jasmin », fut aussi qualifiée, par de nombreux observateurs qui à n'en point douter, s'y connaissaient, de « révolution Facebook » ! Il s'agissait, en effet, de la « première révolution numérique », une révolution « authentiquement 2.0 », qui « s'inscrivait dans la modernité technique », et qui était « favorable aux panneaux photovoltaïques » : grâce à Facebook, uniquement grâce à Facebook, les jeunes avaient pu « rester connectés », et ainsi « échanger leurs idées », des idées de liberté, de droits de l'homme et de laïcité, tout en restant « unis contre le dictateur », ce despote « féroce », « cynique » et « paranoïaque ». – Libération, dans un article engagé, et extrêmement risqué (sachant que la droite étant au pouvoir en France), n'avait pas manqué de souligner « l'héroïsme des révolutionnaires », qui n'avaient hésité, alors que la police, dans les rues, « réprimait froidement toute manifestation », à changer de statut Facebook, et a se déclarer « favorables au changement ».
Quoi qu'il en soit, en Tunisie, une révolution avait eu lieu ; un dictateur avait été renversé ; et Candide s'en était félicité. Il s'en était si ardemment félicité, que tout seul, un soir, sur la place Syntagma, à Athènes, pendant que d'autres manifestaient contre la Troïka, il avait déployé une banderole, une grande banderole, sur laquelle au marqueur noir, il avait inscrit ces mots :
« Congratulations Tunisians! We love your humanity! »
En signe de solidarité, au cou, il portait un collier de jasmin, et il mangeait des cornes de gazelle.

Mais les mouvements n'étaient pas terminés. Car en Algérie, au Yémen ou en Égypte, mais également au Maroc, en Libye ou en Syrie (mais pas en Arabie Saoudite, en Jordanie ou au Bahreïn), des contestations populaires avaient débuté, et de jour en jour, elles enflaient : elles progressaient : elles s'étendaient : les gens voulaient la liberté, toute la liberté, rien que la liberté, et ils ne pouvaient transiger ! car c'était ce à quoi aspirait l'ensemble de l'humanité !
Le 11 février, en Égypte, au Caire, Hosni Moubarak avait démissionné, et Candide en avait pleuré, car à n'en pas douter, une belle série avait débuté : en moins d'un mois, deux dictateurs avaient été renversés, et cela ne pouvait que continuer !
« Bravo les révolutionnaires !... » s'était-il dit d'ailleurs. « Bravo les révolutionnaires !... Vous vous êtes engagés sur la voie de la modernité !... Grâce à votre ténacité, bientôt, vous pourrez célébrer des mariages homosexuels !... »

Candide, qui était « avant tout un homme d'action », s'était alors rendu au Caire. La situation s'améliorant en Grèce, en effet (car beaucoup de services publics avaient été vendus, ce qui avait assaini les structures de l’État), Candide avait pu prendre trois jours, en février, afin d'aller soutenir, en Égypte, ceux qui manifestaient pour la liberté.
Il était arrivé peu avant midi, un vendredi, et il s'était étonné, sortant de l'avion, et parcourant la ville, cette grande ville, d'y voir tant de commerces fermés.
« C'est tout de même fou ! » s'était-il dit. « Nous ne sommes pourtant pas un dimanche !... Mais surtout, comment feront donc ces Égyptiens pour s'en sortir, s'ils ne travaillent pas ?... Ne connaissent-ils donc rien, absolument rien, aux lois fondamentales du marché ?... »
Il avait néanmoins rejoint la place Tahrir, lieu qui très tôt, au Caire, était devenu l'emblème de la révolution. Ce jour encore, des gens s'y regroupaient, et Candide avait été heureux, sincèrement heureux, voyant des foules sortir des mosquées, de les voir converger vers l'endroit.
« Cela fait plaisir à voir ! » s'était-il dit. « Car manifestement, les gens s'éloignent de la religion ! Ils ont compris que c'est une idiotie, un mensonge, une fable, car cela n'est pas conforme aux enseignements de l'économie. »
Bien des personnes, qui l'entouraient, arboraient alors, sur leur menton et leurs joues, une pilosité juste, une pilosité libre, une pilosité conforme à la déclaration universelle des droits de l'homme ; et Candide, le bon Candide, qui l'avait observé, s'était naturellement confié :
« Oh, comme c'est amusant ! Les révolutionnaires ont organisé... un grand concours de barbes et de moustaches !... Ils font preuve de modernité !... – Quel dommage que je me sois rasé ce matin, j'y aurais bien participé !... »
Ces « partisans de la démocratie », qui « se réjouissaient du départ du tyran », hurlaient du reste en chœur :
« Allahou akbar ! Allahou akbar ! » (« Dieu est le plus grand ! Dieu est le plus grand ! »)
Et Candide, pétri de joie, avait alors songé :
« Oh, comme c'est beau !... C'est un slogan révolutionnaire !... Ce doit être l'équivalent... du ʻʻ Ça ira ʼʼ de 1789 !... »
Et fervemment, afin d'accompagner cet élan, qui l'exaltait, sur l'air de cette chanson, il avait repris ces mots :
« Allahou akbar ! Allahou akbar ! Allahou akbar ! »
Candide, nous le savons, aimait discuter, car la discussion, par définition, était le fondement de la démocratie. Sur la place Tahrir, ainsi, il avait voulu prendre la température, en consultant la population – une population qui forcément, ne pouvait que partager ses idées. Aussi avait-il eu le loisir, sur cette grande place, d'échanger avec un manifestant, un homme qui étonnamment, parlait français, et un homme qui visiblement, était « ouvert au débat d'idées » ; ce dernier, sans ambages, lui avait indiqué :
« Voyez, impies Occidentaux, comme nous sommes forts : bientôt, Saladin sera de retour ! »
« Saladin ?... » lui avait répondu Candide, interloqué, avant de corriger :  « Aladin !... » – Il avait beaucoup aimé le dessin animé de Walt Disney.
Candide, qui ne savait nullement qui furent les Ayyoubides, qui n'avait pas lu le Coran, et pour qui le jihad, en tout et pour tout, n'était qu'une guerre armée, destinée à détruire Israël, savait néanmoins ce que les Égyptiens voulaient, car il savait que l'homme, en tout temps, en tout lieu, était toujours le même. Aussi avait-il expliqué à son interlocuteur, avec assurance, ce qu'il leur fallait faire, dans leur pays, afin d'instaurer la démocratie :
« Vous devez absolument, avant tout, instaurer la laïcité, car c'est une condition de la modernité ; mais pour montrer que vous êtes humanistes, et que vous êtes concernés par le respect de l'autre, vous devez instaurer la parité hommes-femmes, dépénaliser la consommation du haschich, accorder le droit de vote aux étrangers, et bien sûr, autoriser le mariage homosexuel. »
Il avait d'ailleurs achevé sa tirade, son excellente tirade, avec une larme aux yeux, en répétant ces mots, et en les hurlant de joie, car il était passionné :
« Vive le mariage homosexuel ! Vive le mariage homosexuel ! Vive le mariage homosexuel ! »
Son interlocuteur, Ahmed, s'était alors retourné vers ses amis, qui l'accompagnaient, et après un court échange, ils s'étaient rués sur Candide, et l'avaient molesté, fermement, sérieusement, en clamant haut et fort :
« Al mawt lil-kafirine! Al mawt lil-kafirine! Allahou akbar!  » (« Mort aux infidèles ! Mort aux infidèles ! Dieu est le plus grand ! »)
Par chance, des journalistes étaient à proximité, et ils l'avaient secouru ; mais tandis qu'avec courage, ils tentaient de l'exfiltrer, dans un réflexe d'indignation, face à cette intervention, il s'était récrié :
« Mais je faisais de la pédagogie !... »
Cette situation, sincèrement, lui rappelait quelque chose, mais il ne savait quoi...
Toujours est-il qu'il avait été sauvé, véritablement sauvé, et qu'il s'en était sorti, ce jour, avec un œil au beurre noir, avec un nez cassé, et avec une chemise déchirée.
Et le jour d'après, il y avait réfléchi ; il avait resongé ; il y avait repensé, car cela l'avait perturbé ; partout dans le monde, en effet, les hommes ne pouvaient qu'aspirer à ce qui lui plaisait : c'était la marche en avant de l'humanité ; mais la veille, pourtant, son discours n'était pas passé. Il s'était dit que sans doute, son interlocuteur l'avait mal compris, car tout de même, il était un homme de gauche : il n'était pas « archaïque comme la droite ». – Et il s'était dit que peut-être, il aurait dû s'exprimer en anglais, car cette langue était véritablement universelle, si bien qu'en la parlant, il n'aurait pas eu d'ennui : tout le monde se serait compris, et le « dialogue entre les cultures », de la sorte, aurait réussi. Mais malheureusement pour lui, il n'y avait pas songé : il avait été bien idiot, ce vendredi, de ne pas parler dans la langue de l'humanité !
Quoi qu'il en soit, Moubarak, ce « dictateur sanguinaire », qui durant trente-deux ans, avait « régné d'une main de fer », en « accaparant le pouvoir », le 11 février, après de longues manifestations, avait quitté son palais : il avait cédé : il avait abandonné la direction de l’État ; si bien qu'en Égypte, ainsi qu'en Tunisie, la démocratie était en marche ! Et Candide s'en réjouissait ! Car le printemps arabe, dorénavant, était vraiment lancé, et bien lancé ; et il ne pouvait que continuer !

Mais c'est alors que les choses, malheureusement pour Candide – ou du moins pour ce qu'il espérait, – s'étaient corsées : car jusqu'alors, les manifestations avaient été pacifiques, c'est-à-dire non-violentes : elles avaient respecté les droits de la femme ; et si la répression par le pouvoir policier, en Tunisie ou en Égypte, n'avait pu être évitée, en définitive, le nombre de morts avait été limité ; tandis qu'en Libye, où une « contestation générale » se faisait entendre, déjà, depuis février, « partout dans le pays », le peuple, absolument tout le peuple, « appelait au départ du tyran Kadhafi » ; mais Kadhafi, cet être grossier, abject, et surtout rétrograde, qui était avant tout un odieux terroriste, avait réprimé la contestation populaire : il n'était pas à l'écoute des revendications ; il restait sourd aux désirs de sa nation. Ses méthodes, du reste, avaient choqué la communauté internationale. Car notamment, comme les médias français, qui ne mentent absolument jamais, l'avaient expliqué, ce pervers, ce maniaque, ce détraqué, avait utilisé ses avions pour tirer sur la foule. Cela était affreux ! Cela était terrible ! Cela était parfaitement inacceptable, et les ONG l'avaient souligné ! De la sorte, Kadhafi s'était totalement discrédité ! Il n'était plus écouté ! Car cet acte, c'était une évidence, était contraire aux droits de l'homme ! Il était même immonde, parfaitement immonde ! Il était tellement immonde qu'à coup sûr, il fallait « intervenir dans les plus brefs délais », afin « d'éviter un massacre ».
Candide, naturellement, avait profondément aimé les « plaidoyers humanistes » de Bernard-Henri Lévy, cet « éveilleur de consciences », qui « face à l'inhumanité de Kadhafi », appelait la France à « accomplir son devoir républicain », c'est-à-dire à intervenir de façon « humaine », « digne », et « avant tout démocratique » ; et c'est ainsi que sans hésiter, absolument sans hésiter, notre homme, qui détestait le colonialisme, et qui détestait la guerre, soutint l'intervention militaire – il s'agissait d'une intervention militaire non pour la guerre, mais pour la paix, et pour Candide, cela avait tout changé.
Car cette « campagne démocratique », qui avait débuté le 19 mars, avait permis d'épargner de nombreuses vies humaines, en « protégeant les populations civiles » !
Dans cette « mission de pacification », en effet, où le camp de la liberté avait triomphé, sans compter les événements qui suivraient, plus de trente mille bombes avaient été tirées, et près de cent mille personnes avaient été tuées : l'ONU, ainsi, avait « évité un bain de sang ». Mais surtout, en soutenant des rebelles (Candide aimait beaucoup ce mot, « rebelles », qui était pour lui synonyme d'« esprits libres »), l'ONU, dont la résolution 1973 avait été « respectée à la lettre », avait « apporté la liberté au pays ». Car non contente d'avoir « limité les dégâts », sans que cela eût jamais été imaginé, sans que cela eût jamais été voulu, en sept mois seulement (ce qui était extrêmement rapide au vu de la puissance de feu, en Libye, des terribles milices loyalistes), la coalition internationale, qui regroupait principalement les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, c'est-à-dire tous les pays du monde, était parvenue à un événement formidable : elle avait renversé Kadhafi, ce despote, ce monstre, qui était mort dans cette révolution – une révolution qui les événements l'avaient montré, avait été « populaire jusqu'au bout ».
Toujours est-il que Candide, qui était opposé, fermement opposé à la peine de mort, même pour les tueurs d'enfants et les terroristes, s'était réjoui du lynchage de Kadhafi, qui l'avait « clairement mérité » – pour lui, c'était une évidence, « personne ne le regretterait ».
Mais derrière cet homme, Kadhafi, d'autres dictateurs se cachaient, et qu'un temps, d'un point de vue médiatique, on avait occultés, ce qui avait scandalisé Candide. Car bien évidemment, tous les dictateurs se valaient ! Et pour apporter la démocratie à tous les peuples, qui l'attendaient, et qui l'espéraient, il ne fallait pas discuter : il fallait agir ! Il fallait en particulier agir en Syrie, où un peuple était « exterminé » ! – Candide, qui détestait la guerre, lorsqu'il s'agissait d'exporter la démocratie, était toujours partant.
Et tandis que dans la journée, il travaillait, et qu'avec le FMI, il « aidait la Grèce à se relever », tous les soirs, à l'aide de son iPad, entre deux séries télé (il aimait particulièrement Docteur House, mais également Desperate Housewives et Nip/Tuck, qui le faisaient « pas mal kiffer »), à l'aide de son iPad, entre deux séries télé, donc, il suivait les actualités ; et il se scandalisait du nombre de morts qui dans ce pays, la Syrie, dans les vingt-quatre heures qui venaient de s'écouler, avaient été dénombrées ; il était effrayé par ce que l'OSDH, l'Observatoire syrien des droits de l'homme, un organisme parfaitement indépendant, précisait ; et il s'en insurgeait ; cela l’écœurait. Bachar el-Assad, qui avait pris la succession de son père, Hafez, et qui ainsi que lui, était un tyran cynique, froid, machiavélique, en effet, réprimait des manifestations populaires, et n'hésitait pas à faire tirer sur des manifestants désarmés ; mais pire, nettement pire, son régime, qui était aux abois, assassinait des enfants ! Les médias français, qui étaient parfaitement indépendants, l'avaient d'ailleurs expliqué ; et Candide avait alors songé : « le régime de Bachar el-Assad, en agissant ainsi, s'est définitivement décrédibilisé. »
Il fallait donc agir, et agir rapidement, car tuer des enfants, c'était aussi grave que débrancher des couveuses – ce que Saddam Hussein avait fait faire, en 1990, au Koweït, comme en avaient alors informé les médias français. Si bien que Candide, qui était « avant tout préoccupé par le sort des populations », avait fondé une organisation internationale, Eshasm (pour European Sincere Humanists Against the Spirit of Munich), qui était « destinée à tous les modérés », et qui « de manière démocratique », visait à « éviter un nouveau massacre ». En effet, Candide le savait, ne pas intervenir, c'était « faire preuve de lâcheté » : c'était se comporter comme l'avait fait Chamberlain, ou surtout Daladier, en 1938, en signant les accords de Munich. Car Bachar el-Assad, c'était une évidence, avait « le profil d'un nouveau Hitler » ! il était agressif, violent, incontrôlable, et si on ne l'arrêtait pas, il ferait « massacrer son peuple » ! Son régime, en effet, était « à bout de souffle » : il « s'apprêtait à tomber » ; et il serait certainement prêt à tout, par voie de fait, pour « empêcher les progrès de la liberté ».
Bernard-Henri Lévy, Candide en avait été déçu, n'avait pas encore « fermement condamné le régime de Damas », qui était pourtant indéfendable, tant il était obscurantiste, et surtout criminel (il avait en effet parfois critiqué Israël) ; aussi notre homme, étonné qu'il était, l'avait-il contacté. Car lui qui par le passé, s'était déjà engagé, de son expérience à la Mafrel, en 2002, avec laquelle ardemment, il avait combattu un dangereux nazi, Jean-Marie Le Pen, qui aspirait au pouvoir, il avait conservé le contact de ce homme, Bernard-Henri Lévy, qui était si brillant, et dont il avait lu tous les livres – des livres qui depuis, étaient « devenus des références ».
Il l'avait donc contacté ; et ils avaient échangé. – Voici ce qu'ils s'étaient écrit, à cette occasion :

Sujet : Face au tyran

Cher Monsieur Bernard-Henri Lévy,

Vous que j'admire, et que j'ai eu la chance de côtoyer jadis, grâce à la Mafrel (Jean Moulin Anti-Fascist Resistance League), en 2002, pour préserver la liberté en France, face au péril fasciste du Front national, je suis surpris qu'ayant condamné, à juste titre, le régime de Mouammar Kadhafi, et ayant ainsi permis de libérer un peuple, vous n'ayez encore pris de résolution claire, à ce jour, face au régime de Bachar el-Assad, qui est pourtant parfaitement inqualifiable !
Ne savez-vous pas que chaque jour, des partisans de la démocratie sont enfermés dans les geôles du pouvoir ? Ne voyez-vous pas à quel point, cette fois encore, tous les modérés de France, de droite comme de gauche, attendent que votre voix s'exprime ?
En ces temps troublés, où face à l'inconséquence des défenseurs de la paix, les dictatures prospèrent, et narguent la communauté internationale, votre silence est absolument terrible, car il laisse imaginer qu'implicitement, vous les défendez, ce que je ne peux me résoudre à imaginer.
Peut-être ne me répondrez-vous pas, mais tous les humanistes, dont je suis bien sûr, attendent avec impatience votre prise de position – une prise de position qui nous l'espérons, comme vous nous y avez habitués, sera avant tout guidée par la défense de la liberté.

Candide


Sujet : Re : Face au tyran

Mon cher Candide,

Vous avez naturellement raison.
Le froid, le cynique, que dis-je, le cruel Bachar el-Assad, a depuis longtemps déjà dévoilé sa nature : il est un tyran, et comme vous le dites si bien, il est un tyran parfaitement inqualifiable.
J'aimerais le condamner, bien sûr, et le condamner fermement, comme tout régime dictatorial mérite de l'être. Mais actuellement, je suis à Marrakech, où je suis incroyablement occupé... En effet, je tiens toujours mon bloc-notes pour le Point, auquel je travaille chaque jour, inlassablement, pour défendre ma philosophie, tout en répondant aux accusations de mes contradicteurs, ces lâches antisémites !... Mais ce n'est pas tout, mon cher Candide ! Car sur les conseils de ma femme, qui est une immense actrice, j'ai décidé de réaliser un film, Le Serment de Tobrouk, sur la plus belle et la plus juste des révolutions : la révolution de Libye.
Ce film, je le sais d'avance, sera un immense succès ! Car il démontre à quel point des hommes libres, s'ils sont déterminés – et si je les y aide, – peuvent accomplir de choses vraiment humaines ! En convainquant Nicolas Sarkozy et David Cameron, ces grands esprits, d'intervenir face à Kadhafi, en effet, j'ai permis de libérer un peuple qui jusqu'alors, était l'esclave d'un despote. C'est donc un exemple ! et même un immense exemple ! Car si tous les défenseurs de la démocratie, sur terre, viennent à en prendre conscience, les dictateurs n'auront qu'à bien se tenir !
Vous comprendrez ainsi que pour l'heure, je ne puisse prendre position : j'aurais alors, disons, à en assumer les conséquences, et je ne pourrais agir sur le long terme, ce qui est mon vœu le plus cher ! – Du reste, vous me connaissez, je ne réagis jamais de manière impulsive : ce serait réagir comme nos ennemis, qui critiquent l'Amérique, et qui sont donc forcément antisémites.
Je ne peux prendre position, vous-disais-je ! – Mais j'estime votre démarche. Aussi vous soutiens-je, et sans la moindre réserve, de tout mon cœur d'homme libre, car la liberté est mon combat – je me dois de l'appuyer !

Bernard-Henri Lévy

Candide, très sincèrement, avait été flatté de voir que cet homme, qu'il admirait, s'il ne pouvait s'engager, le comprenait, et le cautionnait : il ne l'avait pas oublié. Si bien que rasséréné, il s'était investi dans cette association, Eshasm, qu'il venait de créer, et qui prospérerait.
Il s'y était engagé ; il s'y était escrimé ; il s'y était acharné. Et il y avait obtenu des résultats, ce qui l'avait exalté : les Inrockuptibles, l'Express, mais également Libération et Le Monde, des « journaux de tout bord », c'est-à-dire « de droite comme de gauche », mais qui étaient néanmoins « liés par des valeurs communes », en particulier « l'humanisme », et « le rejet de tout antisémitisme », avaient publié des écrits de ce petit groupe, Eshasm, qui était « engagé pour la liberté », et qui par sa ferveur, par ses principes, « de façon pédagogique », « faisait avancer le débat démocratique ».
Dans ses articles, dans ses tribunes, il n'avait nullement été question du Qatar, ou encore de l'Arabie Saoudite, qui jamais, absolument jamais, n'avaient soutenu la rébellion armée – une rébellion qui toujours, avait été « spontanée », mais surtout « libre », comme le rappelait son nom, « Armée syrienne libre », et qui entendait « assurer la transition dans la paix ».
Dans ses articles, dans ses tribunes, il n'avait nullement été question de l'histoire de la région, du Levant antique, de Rome, de Palmyre, des Omeyyades, des Abbassides, des Ottomans, du Mandat, de la décolonisation, de la guerre des Six jours, de la guerre du Kippour, ou encore des liens que le pays, durant la Guerre froide, entretint avec l'URSS – l'histoire, il le savait, était une matière « vieillotte », « désuète », et même « dépassée » : elle ne permettait pas de comprendre « les vrais fondements de l'humanité ».
Dans ses articles, dans ses tribunes, il n'avait nullement été question des Alaouites, des Druzes, des Chrétiens d'Orient, et de la composition religieuse de la Syrie, ou plus généralement de la région, car par définition, l'homme étant partout le même, cela n'avait pas d'importance : seules importaient les « aspirations légitimes à la démocratie », et Candide, qui avait été bien éduqué, le savait parfaitement !
Sur le terrain, en Syrie, les défenseurs des droits de l'homme agissaient, et face à l'armée, face au pouvoir, face aux défenseurs du régime, qui menaçaient d'employer des armes chimiques, à la manière de Saddam Hussein, en Irak, en 2003, avec ses armes de destruction massives, face à l'affreux, face à l'indéfendable, face à l'effroyable Bachar el-Assad, donc, au quotidien, ces hommes assoiffés de liberté, dans leur bonté, organisaient de démocratiques attentats. – Et Candide, lui qui sans réserve, « condamnait toutes les formes de terrorisme », s'était réjoui de ces « explosions pour la liberté » !
Car les démocrates, par ces initiatives, « portaient des coups terribles au régime » ! Et leurs positions progressaient : jour après jour, ils luttaient, ils insistaient, et ils conquéraient ! Homs serait bientôt libérée ! Puis Hama, Alep, et Lattaquié ! Et naturellement Damas suivrait ! Car le régime « s'apprêtait à tomber » !
Du reste, ces combattants de la liberté, qui par des moyens armés, appuyaient les efforts du CNS, le Conseil national syrien, un organisme « résolument modéré », « indépendant », et surtout « ouvert au dialogue », qui « représentait toute l'opposition légitime », et qui dès lors « condamnait fermement le régime », et « exigeait le départ de Bachar el-Assad », ces combattants de la liberté, donc, étaient d'ardents guerriers, mais plus que tout – et c'est ce qui les déterminait, – ils avaient « l'appui de la population syrienne » : la presse française, qui était soucieuse de la vérité, l'avait d'ailleurs souligné ; si bien que ce n'était qu'une question de jours, au pire de semaines, avant que le régime syrien, l'infâme régime syrien, ne s'écroulât. – Aussi importait-il, en ces jours, de « préparer la transition démocratique ».
Malheureusement, en France, les fascistes, ces anti-humanistes, refusaient d'entendre les voix de la liberté ; car le Front national, dès le début, sans réserve, s'était opposé à toute ingérence ! Il s'était opposé à cette libre revendication d'un peuple, écrasé par son dictateur, et qui appelait à l'aide ! Il avait refusé de condamner le régime ! Et il avait défendu la souveraineté, ce principe digne des années 30 ! Non, vraiment, cela avait écœuré Candide – et pourtant, cela ne l'avait pas surpris, car il connaissait les pratiques de ce parti :
« Une fois encore, le Front national défend des dictatures : il illustre sa vraie nature – ce parti n'est pas compatible avec les valeurs de la République » s'était dit Candide. « Car aujourd'hui, il n'y a plus que la Russie et la Chine pour défendre ce régime criminel, fasciste, rétrograde ! La Syrie est isolée sur la scène internationale !... Si bien que pour le soutenir, et pour soutenir Bachar el-Assad, ce boucher, cet autocrate, cet assassin de son peuple, qui s'accroche au pouvoir, il faut vraiment être profondément réactionnaire ! – et réactionnaire, le Front national l'a toujours été : il est nostalgique du régime de Vichy. »
Sur le terrain, Candide s'en réjouissait, la situation ne cessait de s'améliorer, car malgré le soutien de la Chine et de la Russie, ces « États anti-démocratiques », qui s'opposaient à toute résolution de l'ONU, en Syrie, l'emprise du tyran diminuait ; le régime, en effet, « enregistrait des défections de premier plan ». En particulier, le cuisinier de Bachar el-Assad, mais également son coiffeur, et son fournisseur personnel de pistaches, depuis peu, avaient « rejoint les rangs de l'opposition ».
Candide, plus que jamais, était « dans le camp de la liberté » : il n'était pas un « Munichois », et le nom de son association, Eshasm, l'illustrait ; aussi s'impatientait-il, et il s'impatientait fermement : car face à cette « répression insupportable », qui « choquait la communauté internationale », « on ne pouvait rester les bras croisés » ! Comme au temps de Franco, il fallait s'engager : il fallait « aider la rébellion à tout prix », pour « apporter la démocratie » !
Candide, lui qui dès le départ, avait noté que Bachar rimait avec barbare, n'en avait d'ailleurs pas démordu : aux côtés des « amis de la Syrie », il avait défendu le devoir d'ingérence, qui était un véritable progrès !
Mais son soutien à la rébellion, un jour d'octobre 2011, fut mis temporairement en suspens ; une sinistre, une terrible, une effroyable nouvelle avait été annoncée, et il la déplorait – le 5 octobre 2011, Steve Jobs était décédé.

Candide, en l'apprenant, avait longuement pleuré... il en était consterné... il en était écrasé... C'est que le fondateur d'Apple, cet être « absolument hors normes », avait changé le cours du monde ! Il avait révolutionné le rapport des hommes à leur entourage, c'est-à-dire à leur ordinateur, mais également à leur téléphone ! Il l'avait rendu plus convivial, plus ludique, plus humaniste, et des centaines de millions de gens, grâce à lui, avait mis un peu de lumière dans leur vie.
Steve Jobs, tous en convenaient, avait été un prophète, et même un saint – il avait redessiné le chemin du progrès ; car avec ses jeans et ses pulls à col roulé, il avait inventé une nouvelle manière de manager. – C'était une manière cool, une manière relax, une manière pas stressée, et qui avait fait de lui un modèle pour l'humanité. Mais s'il avait tant touché, c'était parce que ses produits, tous ses produits, du Mac à l'iPad, étaient de véritables objets de design : des objets qui embellissaient le quotidien, et qui avaient illustré à quel point la technique, alors qu'en politique, les extrêmes gagnaient du terrain, offrait un havre de paix – c'est un havre de paix informatique, à l'écart des délires préhistoriques. Du reste, cet « inventeur de génie », cet « Archimède moderne », ce « Léonard de Vinci de notre époque», avait façonné Candide, et à bien des égards, ce dernier lui était redevable. Car dorénavant, où qu'il fût, quoi qu'il fît, à l'aide de ses deux doigts, il pouvait se repérer sur une carte, tout en suivant le wall Facebook de Barack Obama. Et cela constituait un inestimable progrès !
Ce 5 octobre, après avoir observé seul, absolument seul, une minute de silence, spontanément, il avait pris un post-it, il y avait inscrit un mot, il l'avait pris en photo, et grâce à Instagram, un service « innovant » (un service si innovant que bientôt, « plébiscité par les usagers », il serait élu « application de l'année 2011 »), uploadant son image, il l'avait twittée :
« Thank you Steve », avait-il inscrit sur le papier, sobrement, avec un petit cœur pour l'agrémenter.
Cette journée, il faut bien le comprendre, n'était vraiment pas comme les autres : c'était un jour de tristesse, c'était un jour de deuil. Si bien que Candide, en signe de solidarité, passa son temps sur son iPhone 4, où il joua à « Angry Birds ». Il aimait beaucoup ce jeu, qui stimulait les réflexes.

Pour lui, l'épreuve avait été terrible : il y avait perdu un maître, une référence, une icône. Mais l'actualité, rapidement, avait lavé ce malheur elle l'avait néanmoins, malencontreusement, remplacé par un autre... Car en Europe, aux États-Unis, au Japon, et plus généralement dans le monde, la situation n'était pas réjouissante : deux mois plus tôt, le 5 août, l'agence de notation S&P, après plusieurs mises en garde, avait dégradé la note de la dette souveraine américaine, et les États-Unis, ainsi, avaient perdu leur triple A, ce qui était « une véritable catastrophe économique » ; le plus beau des pays du monde, de la sorte, avait « perdu son statut de meilleur élève », et pour Candide, cela avait été d'une grande tristesse, car en Europe, cela pouvait alimenter l'antiaméricanisme ; parallèlement, en France, les inquiétudes montaient, et si le président de la République, par ses annonces, se voulait « rassurant », les budgets n'étaient toujours pas équilibrés, et la Commission européenne s'en émouvait ; quant à la Grèce, où depuis plus d'une année, Candide officiait, malgré certains efforts, malgré certains ajustements, et malgré l'aide des États européens (dont la première des volontés, en la matière, n'était nullement de renflouer des banques : ils agissaient « sans arrière-pensée »), les objectifs de croissance, à cette heure, n'avaient nullement été atteints, la dette se creusait, le chômage augmentait, et la sortie de crise, semblait-il, s'éloignait. Candide, en son for intérieur, en était un peu gêné, et il s'était d'ailleurs confié :
« Vraiment, je ne comprends pas !... Nos calculs étaient pourtant justes : je les avais vérifiés !... La Grèce, contrairement à l'Islande, n'a pas commis la folie, la terrible folie, de faire défaut sur sa dette, ce qui aurait fait perdre confiance aux investisseurs !... Elle n'a pas mis en place de mesures protectionnistes !... Elle n'a pas succombé aux discours des étatistes !... Elle ne s'en pas enfermée dans une vision démagogique !... Car depuis mai 2010, grâce à la Troïka, l'organisation du travail, en Grèce, est nettement plus propice au développement économique !... Le marché y est plus libre, plus juste, plus transparent !... Ce qui augmente son efficacité !... Et ce qui bénéficie à la société !… Mais... le temps passant, étrangement, dans ce pays, pour les finances publiques, pour les entreprises, la situation... ne paraît pas s'améliorer... Je ne comprends pas... »
Candide, dès lors, avait interrogé son maître, son excellent maître, Monsieur Pan, qui était de passage à Athènes, en tant que « consultant en énergies vertes » ; il exerçait pour la Commission européenne, et depuis dix jours, il étudiait les possibilités d'implantation d'éoliennes, dans les Cyclades, en Attique, mais également dans le Péloponnèse.
« Mon maître, mon bon maître, je ne comprends pas : malgré toutes les réformes, malgré tous les travaux, en un an et demi, en Grèce, à peu de chose près, rien ne s'est amélioré. Avons-nous donc... commis des erreurs ?... avait demandé notre homme.
– Absolument pas ! s'était exclamé Monsieur Pan, qui connaissait son métier. Car vois-tu, Candide, mon cher Candide, si les solutions que vous avez apportées, pour l'heure, n'ont rien amélioré, c'est que vous n'êtes pas allés assez loin : il vous faut continuer, il ne faut pas abandonner, il ne faut pas se résigner : si la concurrence libre et non faussée, jusqu'ici, n'a pas fonctionné, c'est qu'il faut plus de concurrence libre et non faussée : il en faut encore plus, il en faut toujours plus. En effet, aujourd'hui encore, nous sommes trop éloignés, dans ce pays, des hypothèses de travail habituelles, si bien qu'il faut s'en rapprocher, encore s'en rapprocher, toujours s'en rapprocher, Candide, afin que tes résultats soient vérifiés. – Par exemple, il faut vraiment, et impérativement, que le SMIC continue de baisser, car dans le cas contraire, les entreprises ne pourront embaucher !... Et l'économie ne pourra se relancer !...
– Vous avez bien raison, mon maître : il faut aujourd'hui plus d'Europe, plus de concurrence libre et non faussée, et plus de libre-échange, car ce n'est qu'ainsi que nous sortirons de la crise ! Mais... je songeais que... pour trouver des relais de croissance, comme vous me l'avez enseigné, il faut investir dans le futur !... Et il me semble... que... jusqu'ici, nous n'avons pas suffisamment souligné la nécessité, la profonde nécessité, d'investir dans le développement durable !...
– Oui, mille fois oui, Candide ! Tu es décidément brillant ! Car comme l'indique Daniel Cohn-Bendit, ce génie de la politique, il faut absolument, et sans tarder, investir dans les énergies renouvelables, tout en cassant les monopoles publics qui sur ce continent, étouffent l'initiative, et nuisent à l'efficacité du marché. »
Dans les minutes, dans les heures qui avaient suivi, Pan avait expliqué à Candide à quel point la Grèce, c'était une évidence, était une terre favorable à l'énergie éolienne : il espérait qu'on y ferait appel à Eubée, en Crète, ou même encore à Corinthe, où le vent soufflait, et où à n'en pas douter, cette « source d'énergie non polluante », « bon marché » et « parfaitement renouvelable », qui « entrait en harmonie avec le paysage », ferait le bonheur des Grecs. Mais Candide, qui était intelligent, et qui était visionnaire (il avait tout de même fait Polytechnique et l'ENA, et il était économiste), avait songé que pareillement, l'investissement dans l'énergie solaire ou photovoltaïque, en ces temps de trouble, était « un pari sur l'avenir ». Si bien que notre homme, aux plans d'ajustement auxquels il œuvrait, « en toute humanité », avait apporté des modifications : il avait suggéré que plusieurs milliards d'euros, l'année qui viendrait, fussent investis dans ces énergies. Il s'en était d'ailleurs félicité :
« Ainsi, s'était-il dit, tout en aidant la Grèce, nous allons sauver la planète ! Vive l'Europe ! »

Si jusqu'ici, en Grèce, la situation ne s'était pas améliorée, d'une certaine manière, on ne pouvait s'en lamenter ; car en Europe, progressivement, émergeaient des individus sérieux, des gestionnaires, qui ainsi que Candide, avaient été bien formés, et qui par voie de fait, sauraient « remettre à flot le paquebot de l'économie ».
Parmi ceux-ci, il y avait Mario Monti, qui était économiste, et qui à la faveur de l'éviction de Berlusconi, en Italie, était devenu président du Conseil ; il y avait également Mario Draghi, qui avait pris les rênes de la Banque centrale européenne ; il y avait encore Loukás Papadímos, qui était désormais premier ministre de la Grèce ; et si certains avaient remarqué que tous, à un moment ou un autre, avaient travaillé pour Goldman Sachs, le simple fait de l'avoir noté, Candide le savait, était parfaitement antisémite.

Les jours, les semaines, les mois avaient passé, et continuellement, grâce au concours des États européens, la Grèce avait été soutenue : on l'avait aidée, et on l'avait même sauvée – elle entamait de se relever, du reste, ainsi que les taux auxquels ses obligations, sur le marché secondaire, se négociaient. Mais une nouvelle échéance, au milieu de l'année 2012, arrivait, et Candide, qui était de gauche, s'y était engagé – le 22 avril 2012, en effet, aurait lieu le premier tour de l'élection présidentielle, en France, et déjà, Candide s'y investissait.
Dès la fin de l'année précédente, en octobre, grâce au meilleur des processus de désignation d'un candidat (c'était le processus qui toujours, dans l'Eldorado du monde libre, était usité), François Hollande, cet « homme charismatique », cet « Apollon de la politique », avait été choisi par les militants du meilleur des partis français, le Parti socialiste, pour le représenter, six mois plus tard, à l'occasion des Présidentielles. – Candide, naturellement, avait été déçu que Dominique Strauss-Kahn, cette année, n'eût pu se présenter, car étant économiste, il savait ce qui s'imposait ; mais malheureusement pour lui, au FMI, il avait trop fait fructifier son capital humain.
Quoi qu'il en soit, au terme d'une campagne « en tout point exemplaire », François Hollande, remportant les Primaires, avait été désigné ; et avec lui, les choses allaient changer ! Car les dernières mesures de la droite, la stigmatisation des Roms, bien sûr, mais surtout la déchéance de nationalité à laquelle elle avait songé, pour les criminels binationaux, en France, étaient parfaitement inacceptables ! Ce n'était pas digne du pays des droits de l'homme ! Du reste, cela était contraire à la Constitution, et cela était donc stérile, improductif, dépassé ! Cela était typique de cette droite caricaturale, qui n'avait aucun respect pour les immigrés ! – Et cela, Candide ne pouvait le supporter, car cela était contraire aux lois de l'économie : l'immigration, en effet, faisait augmenter le PIB, et il était donc « parfaitement irrationnel » d'y toucher.
La droite, il est vrai, était empêtrée dans son archaïsme : elle vivait dans le passé : elle refusait d'évoluer. Mais face à elle, la gauche, qui était si différente, proposait un véritable projet de société. En effet, François Hollande, cet homme éclairé, ce philosophe, mais surtout cet « homme engagé », ce « Jaurès du XXIe siècle », proposait de « revenir à des valeur humanistes ». Et il l'avait synthétisé, intelligemment, en une formule majestueuse : « Le changement, c'est maintenant ».
Candide, malgré le fait qu'en Grèce, il était occupé, et que chaque jour, il aidait ce pays à s'en sortir, avait apprécié ce slogan.
En effet, lorsqu'il avait déménagé, à Athènes, un mois plus tôt, et qu'il avait investi un appartement de 300 m² (un appartement prêté par l’État, et dont il bénéficiait, en tant que « serviteur de la Grèce »), il avait ainsi hurlé : « Le changement, c'est maintenant ! »
Lorsqu'il avait acheté son iPad 3, à sa sortie, en mars, heureux de ses fonctionnalités, qui changeaient le destin de l'humanité, il avait aussi clamé : « Le changement, c'est maintenant ! »
Et lorsqu'il prenait sa douche, le matin, en se réveillant, et que progressivement, l'eau se réchauffait, il répétait encore en criant : « Le changement, c'est maintenant ! »

À l'occasion de cette campagne, de cette grande campagne, lui qui était engagé, un vendredi soir, en l'honneur de François Hollande, à Athènes, il avait organisé un apéro Facebook. Et il y avait retrouvé, non sans joie, la fine fleur de la social-démocratie : des gens qui avaient de bonnes idées, qui étaient ouverts à la modernité, et qui étant attachés à la liberté d'expression, s'ils l'eussent pu, sans hésiter, eussent fait enfermer tous leurs contradicteurs.
Dans cette soirée, dans cette belle soirée, il avait fait la connaissance d'une jeune Grecque, Khunegonda Ekato-Dekaksi, qui était militante au PASOK, le parti socialiste grec, et qui étant engagée dans l'internationale socialiste, s'était passionnée pour cette élection ; il en avait immédiatement frémi...
Elle travaillait pour une agence de notation, Moody's, qui suivait le déroulement des événements, en Grèce, et qui mois après mois, avait « revu ses anticipations à la baisse ». Et s'il était un sujet sur lequel, avec Candide, elle s'était accordée, c'était celui de la « nécessité du changement », dans son pays comme en France, mais également ailleurs, oui, partout ailleurs, partout dans le monde – partout où les humains, en somme, qui souffraient des politiques de droite, aspiraient au progrès. Elle entendait lutter, bien sûr, contre toutes les dictatures, et apporter la démocratie dans tous les pays, en particulier en Syrie, où le peuple était martyrisé par un boucher ; elle entendait défendre le développement durable, et la production bio, afin de sauver la planète ; elle entendait encore légaliser le cannabis, pour en finir avec l'hypocrisie, mais également donner le droit de vote aux étrangers, pour les aider à mieux s'intégrer. C'est donc naturellement que nos deux âmes, qui étaient « viscéralement de gauche », se découvrant à l'occasion de cette élection, s'étaient immédiatement aimés. Il s'étaient aimés d'un amour vrai, un amour juste, un amour qui avait été noté triple A.
Leur aventure, qui était si intense, dura dix jours.
Et à son terme, Candide, qui venait de rencontrer une jeune immigrée turque, qu'il chérissait, s'était dit une nouvelle fois : « Le changement, c'est maintenant ! »

C'était maintenant, en effet, mais ce changement, en France, certains s'y opposaient. Il y avait naturellement la droite classique, qui était au pouvoir, et qui était passéiste ; mais il y avait bien pire : car à côté des candidats ridicules, comme Jacques Cheminade, qui défendait la séparation des activités bancaires, ou Nicolas Dupont-Aignan, qui suggérait la sortie de l'euro (la presse française, qui était parfaitement indépendante, les avait très justement brocardés), dans l'offre politique proposée aux Français, il y avait des choses impensables, des choses d'un autre âge, qui n'étaient pas dignes d'une démocratie adulte ! Il y avait en effet, au milieu du reste, le Front de gauche et le Front national, des entités extrémistes, qui ne respectaient pas les valeurs de la République. Leurs noms différaient à peine, et cela était déjà un signe ; mais c'était en analysant leurs propositions que véritablement, lorsque ainsi que Candide, on était attaché à la liberté, on s'effrayait.
En effet, le Front de gauche préconisait de désobéir à l'Union européenne. C'était horrible ! C'était impensable ! Quant au Front national, il défendait le protectionnisme. C'était encore pire ! C'était inimaginable ! Candide était effrayé qu'au XXIe siècle, au pays des droits de l'homme, on pût encore tenir ces discours, qui rappelaient les années 30 !
Car ils doutaient des bienfaits de la concurrence libre et non faussée ! Ils doutaient des bienfaits d'une économie financiarisée ! Et ils doutaient des bienfaits de l'Union européenne ! Oui, ils doutaient, et Candide le savait, douter, cela était dangereux.
Mais cette année, heureusement, une nouvelle fois, les valeurs républicaines avaient triomphé, et les partis modérés, le PS et l'UMP, s'étaient retrouvés au second tour. Certes, Candide avait été choqué de certaines mesures, qui ayant été annoncées par François Hollande, risquaient de mettre en danger les fondements de l'Europe. L'éventuelle renégociation du TSCG (Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance), qui devait accompagner le FESF (Fonds Européen de Stabilité Financière) et le MES (Mécanisme Européen de Stabilité), risquait en effet de porter un coup d'arrêt à la construction européenne. Quant à d'autres idées, elles menaçaient de faire fuir les talents. La mise en place d'une dernière tranche d'imposition à 75 %, en particulier, était contraire au bon sens économique ! – Mais Candide le savait, heureusement, ce n'étaient là que des effets d'annonce : car cette dernière disposition, cette spoliation, eût été contraire à la Constitution.
En définitive, le 6 mai, François Hollande avait été élu, et pour Candide, ç'avait été « un immense soulagement ». Le peuple de gauche, en effet, s'était exprimé : il n'avait pas succombé aux sirènes de la droite. Il n'avait pas accepté ses discours de haine. Et Candide, depuis Athènes, s'en était exalté. Il avait eu le bonheur de voir, ce soir, grâce aux images télévisées, la multitude des drapeaux qui sur la place de la Bastille, s'étaient affichés, et il avait été heureux de noter, en particulier, qu'on y voyait bien peu de drapeaux français. – Cela montrait que le fascisme, en France, était en train de disparaître, et il s'en réjouissait.
Il se réjouissait fort, du reste, de l'élection de cet homme, François Hollande, qui était « un orateur incroyable », et qui étant au fait des questions de « bonne gouvernance », saurait s'y prendre, en France, pour redresser la situation. Candide le savait, il avait le sens des priorités : car dès le début de son mandat, on évoquerait le droit de vote des étrangers, ou encore la légalisation du haschich, et entre deux appels à la démission de Bachar el-Assad, ce fasciste, on critiquerait la droite, qui n'avait décidément rien à voir avec la gauche. Mais s'il était un sujet pour lequel, dès la fin de l'année, Candide s'était passionné, c'était celui du mariage homosexuel...
Car Candide, qui savait que le mariage entre hétérosexuels, par essence, était rétrograde, savait aussi que le mariage homosexuel, par définition, était un authentique progrès. C'était la marque d'une société mûre, adulte, qui acceptait de se regarder en face. Mais surtout, c'était la marque d'un attachement sincère à l'égalité. Car comment pouvait-on refuser, au pays de la liberté, qu'un homme pût aimer un homme, ou une femme une femme ? C'était faire preuve de discrimination. C'était soutenir l'homophobie rampante, qui progressait. Cela rappelait les heures les plus sombres de notre histoire.
Candide, naturellement, contrairement à la cathosphère, à la droitosphère, et plus généralement à la fachosphère, qui l'indignaient, était favorable à l'adoption des enfants par les couples homosexuels, mais il l'était surtout à la PMA (Procréation médicalement assistée), et plus encore à la GPA (gestation pour autrui), car il fallait « réparer les erreurs de la nature », tout en « facilitant l'épanouissement des enfants ».
Et lui qui était un vrai progressiste, voyant que le gouvernement, sur le sujet, restait ferme, et maintenait son projet, pour ne rien lâcher face à la droite, il s'était confié que ce mandat, vraiment, débutait formidablement !
Au demeurant, l'Angleterre, au même instant, était favorable aux mêmes mesures – des mesures qui à coup sûr, étaient les plus urgentes, les plus fondamentales, les plus nécessaires ! On sentait là, d'une certaine manière, une solidarité européenne. Et Candide, qui était sincèrement européen, ne pouvait le nier : l'Europe, en ce jour, était plus unie que jamais, elle s'attaquait aux vraies priorités, et grâce au progrès, grâce à la concurrence libre et faussée, la société qui adviendrait, une fois que la crise serait passée, serait la plus belle et la plus grande qu'aurait connue l'humanité !